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CREAMY G



Entretien : Angèle Petrelli et Simon Bouillère
Images : Simon Bouillère
Marseille, janvier 2025





Angèle : C’est quoi au juste Bonnie’s House ?


Creamy G : Actuellement c’est une association, qu’on a lancé en 2020 avec deux autres artistes : La Valentina et Joy C. Maintenant c’est plus que Victoria (manageuse) et moi. Ce qui nous a motivé c’est de monter un truc entre go puisqu’on évolue dans un milieu principalement masculin… Au départ c’était un collectif et maintenant c’est plus une structure qui nous sert à faire facturer pour des concerts, c’est plus pro. 


Simon : C’est des personnes que tu connaissais avant la musique ?


Non, on s’est vraiment lié d’amitié par la musique, et maintenant ça fait 5 ans déjà. 


S : On voit que dès le départ t’as une vision globale car visuellement tu tentes déjà beaucoup de choses …


La D.A. ça vient surtout de moi, car de base je fais de la peinture, ma mère est créatrice de mode, donc ouais j’ai cette appétence artistique globale. Et pour moi la musique c’est super parce que c’est visuel et sonore, donc on s’amuse. 


S : Qu’est-ce qui inspire ta D.A. très années 2000 ?


Déjà j’kiff le fait que ce soit à la mode en ce moment, mais je ne pense pas vouloir me cantonner à ça. Après de base j’suis une geek, j’ai grandis avec les ordis, ma DS, des mangas à fond, et les logiciels de la suite Adobe qui me permettent de faire mon truc. Finalement c’est assez naturel pour moi d’aller visuellement vers ça, c’est vraiment pas calculé.  


S : Donc c’est bien toi qui as fait la cover du projet avec Joy C ?


Complètement, j’avais aussi la cover d’un autre projet en dessin numérique, et maintenant je m’intéresse beaucoup à la photo et à la vidéo. 


A : Et t’as l’impression que, par exemple, ta peinture influence ta manière de faire de la musique et inversement ?


Dans un sens ouais car je trouve que c’est des disciplines qui sont très proches. Après quand je fais du son j’écris d’abord mes trucs, et c’est après que visuellement ça va m’inspirer des images. Après voilà visuellement on reste limité par le budget. Et sinon quand je peins je vais être inspirée par la vie, par mes relations amoureuses, par mes potes tout ça. J’suis assez basique en fait. 


A : Pour revenir avec Bonnie’s House, est-ce qu’être en indé toute ta carrière c’est un souhait ? 


Non parce que comme je disais j’aime réaliser mes idées, et si on a plus de moyens j’dis pas non. Et si en plus je peux en vivre, c’est mieux.


S : Et étant donné que t’as grandi dans un environnement assez créatif, est-ce que tes parents suivent ou bien interviennent dans ton processus ? 


Pas forcément car déjà musicalement on n’est pas sensible aux mêmes choses, même si c’est mon père qui m’a mis dans la musique. C’est lui qui m’a mis à la batterie quand j’étais petite. J’ai aussi un grand père batteur de jazz. Par mon père, j'ai surtout baignée dans le rock et l'électro. Même si il capte pas la scène rap/rnb auto-tuné, il est fier, il vient à mes concerts, il montre mes clips. 


S : Comment t’es tombée dans le rap alors ?


À la base j’suis très inspirée par SZA ou Daniel Caesar, mais comme je ne sais pas vraiment chanter je suis tombée dans l'auto-tune. Sinon quand j’ai vraiment commencé à m’intéresser au rap c’est avec la scène soundcloud et des artistes comme 8ruki, Lyonzon, JMK$. Et au départ la musique me paraissait inatteignable si t’as pas un label, et de voir des gens arriver à faire des trucs propres en mode home studio évidemment ça m’a donnée envie de le faire aussi. 


A : À quel moment t’as commencé à faire de la musique chez toi ?


C’était quand j’étais à Bruxelles autour de 2020. Avant ça j’avais déjà commencé à faire des prods avec mon meilleur pote. 


A : T’as donc directement commencé en faisant du rap ?


Plutôt en faisant du cloud rap. 


S : Donc t’as vraiment commencé seule dans ta chambre ou bien t’es sortie aussi, genre à des open mic ? 


J’étais aussi h24 au Cours Julien avec mes potos, genre Chavi, on était dans le même collège/lycée, et tout le temps c’était freestyle. Mais ça reste un truc de mecs, comment tu veux en placer une là dedans, donc j’étais surtout spectatrice. J’me sentais pas trop incluse, mais ça fait partie de ce qui m’a construit, ce qui m’a motivée. 


A : Tu t’es jamais sentie à l’aise à freestyler ?


Non, même aujourd’hui j’arrive pas… 


A : Cette année t’as d’abord sorti l’EP “Mon amour comment ça va ?” dans lequel t’as composé une grande partie des morceaux, c’était la première fois que tu faisais ça ?


Ouais c’est la première fois parce que j’avais vraiment envie de tester d’aller dans les délires que je veux. Même si niveau composition j’suis encore assez merdique vu que c’est surtout les drums qui m’amusent. Avec le titre éponyme je me suis beaucoup amusée en prenant des samples de piano, batterie et un sample de saxo. Finalement ça m’a fait un bon petit morceau jazz avec ma voix sans auto-tune, sachant qu’en studio en général c’est pas le genre de truc que les beatmakers me proposent. 


A : Faire toi même tes morceaux ça te permet donc d’être vraiment plus libre …


De fou, parce que généralement soit on t’envois des trucs tout fait, même tu peux généralement re-aranger si t’es directement en studio avec le beatmaker. Mais faut quand même avoir de la chance pour que ça te plaise. Aussi quand je suis au studio toute seule ça me permet de tester des choses, parce que quand y’a d’autres gens j’ose pas rater. 



A : Est-ce que quand tu produis un morceau, ça change un peu ta manière d’écrire ou d’appréhender l’instru ?


Ça me permet surtout d’être plus libre et détendue. 


A : Dans les deux projets que t’as sortis cette année tu parles beaucoup d’amour, de relations. Est-ce que tu les as pensés comme des EP qui se font écho ? 


Mes projets je les vois comme des billets d’humeurs. Pour “Mon amour …” c’est vraiment lié à une période plus sombre, et le nouveau beaucoup plus solaire. J’aime bien cette idée de faire un EP triste, un EP content et ainsi de suite. 


A : La cover du projet est super jolie, d’où elle vient ? 


Déjà je voulais un portrait avec un fond de soleil couchant. Je me suis inspirée de Kali Uchis, et je trouve que le portrait c’est fort car, même si c’est un peu bateau, les yeux sont le miroir de l’âme. Et je voulais qu’on puisse mettre un visage sur la musique. Et pour la coiffure/sculpture on a fait ça avec la trop forte santamarijuanna.


A : Pour le clip du morceau “SOLEIL SUR MOI” j’ai vu que tu étais créditée au montage et à la 3D du clip, en plus de jouer dedans, c’est exclusivement toi qui gères tes clips, ou là c’était exceptionnel ?


J’avais déjà fait le montage et la 3D sur “Baggy Jeans”. Mais c’est vrai que je crois que j’ai encore du mal à travailler avec les gens pour le montage, c’est toujours difficile de trouver quelqu’un avec qui tu match et qui fait pas ça juste en mode job. Et même pour la suite, j'ai bien envie de continuer comme ça. 


A : En septembre 2023 t’apparais sur la mixtape Amplitude thermique de Rookie Magazine, en quoi cette collaboration te parlait ? Ca a été un exercice intéressant pour toi ?


À la base si je le fais c’est parce qu’il y a des artistes que j’aime bien qui sont présents sur la tape. Eux ils m’ont approché car ils avaient besoin d’artistes féminines. J’ai fait mon truc, et le morceau était tellement bien que je voulais le garder pour moi mais ils n’ont pas voulu. Le thème imposé j’ai trouvé ça cool parce que toute seule j’arrive pas à m’en imposer. 


A : C’est un peu la question relou mais est-ce que tu te reconnais dans le terme “rookie” ?


Ouais carrément, moi j’suis là pour apprendre, j’suis hyper curieuse, et j’veux expérimenter à fond. Le but ça reste quand même d’être confirmée un jour. 


A : Globalement, tu penses que Marseille influence ta musique ?


Carrément parce que mon réel est ici donc automatiquement ça influence. 


S : Et quand tu vas sur Paris t’arrives à écrire ?


Ouais, j’écris d’autres choses, j’écris les EP tristes (rires). 


A : Tu te revendiques comme artiste affiliée à la scène marseillaise ?


Oui et non en vrai. Y’a un truc bizarre à Marseille car d’un côté j’me sens d’ici, et d’un autre pas foncièrement. J’suis pas le stéréotype de la marseillaise, j’fais pas des sons marseillais, et j’suis beaucoup connectée à Bruxelles et Paris. Même j’suis inspirée par pleins de choses donc j’veux pas me fermer. 


S : Et d’avoir bougé ça t’as permis d’avoir du recul sur ta ville ?


Ouais car je ne pouvais plus me la voir en fait, j’ai connecté d’autres gens. Quand j’ai commencé ma musique, les gens d’ici ils captaient pas. Évidemment quand tu commences c’est pas ouf, mais je me prenais beaucoup de critiques dans la gueule genre je fais la star. Même si comme d’hab aujourd’hui ces mêmes gens me félicitent. Ça m’a aussi permis de faire de la musique dans des conditions plus propres.  


S : Tu penses que les gens ici sont pas assez curieux, ou bien enfermés dans un “style marseillais” ?


C’est pas que ça mais c’est vrai que ma musique n’est pas forcément facile à approcher. J’aime bien la musique de niche donc j’aime m’orienter vers ça. Et en vrai c’est aussi d’abord parce que j’suis une meuf. On se prend dix fois plus de critiques dans la gueule. Et puis ouais en France on aime bien mettre les gens dans des cases donc si tu corresponds pas c’est compliqué. 


S : À Marseille t’es confrontée aux manques de moyens pour enregistrer par exemple ? 


Quand j’ai commencé à rec déjà c’est priorité aux mecs. On me disait toujours “après après”. Au moins ça m’a motivé à faire ça toute seule d’abord avec mon iphone. 


S : Donc être une femme dans le rap en 2025 c’est toujours compliqué …


Complètement. La plupart des scènes où j’suis bookée c’est d’abord parce qu’il manque une meuf, pas forcément directement pour ma musique. J’sais jamais si l’intention est très bonne. Après j’suis payée mais bon j’aimerai bien qu’on m’invite pour c’que je fais, j’veux pas être un quota. Si c’était un quota de personnes racisées ce serait très problématique, alors pourquoi on fait ça avec les meufs. J’ai pas la solution mais faudrait mettre tout le monde en avant de la même façon. J’suis toujours abasourdie quand je vois les playlists ou les médias qui repostent que des hommes. C’est pas leur faute, mais c’est un cercle vicieux. À force de pas pousser les femmes, les gens n’écoutent pas les femmes, et du coup elles sont pas mises en avant. 


S : Moi j’ai 28 ans, j’écoute du rap depuis très longtemps et ouais j’vois bien que j’écoute pas beaucoup de femmes parce que peu sont mises en avant. Et j’veux surtout pas en écouter pour ma conscience ou pour du quota …


J’te comprends, et même on écoute de la musique, on est pas forcément là pour savoir par qui elle est faite. 


S : T’as pas l’impression qu’il faut forcément passer par des moments de faire des concerts avec des line up 100% féminins et après ça permettra aux femmes de s’imposer dans le reste ?


Non, je ne pense pas que ce soit une bonne idée, parce que déjà tu fais ça, tu sais que ton public ça sera pas tout public. Ça sera un public qui sera déjà éduqué à ça. J’pense qu’il faut nous intégrer dès le départ. 





S : Est-ce qu’être une femme qui fait des pieds et des mains, ne serait-ce que pour rec, du coup ça t’obliges d’être créative différemment ? 


Quand il y a un problème il faut que je le résolve. Be water (rires). 


S : T’es toujours sur Marseille ? 


Oui mais je monte beaucoup à Paris pour les concerts et le reste. Mais quand je suis ici je suis une ermite, j’suis dans ma chambre avec mes sons. 


A : Tu fais des concerts un peu sur Marseille ? 


Pas tant, et le dernier s’est super mal passé. J’étais avec des mecs des quartiers Nord très sympas, Elams, La Crapule, mais c’est le public qui a posé problème. Ça criait “Ice Spice”, ça mimait des bruits de singes, ça me laissait pas chanter. Quand j’suis sortie de scène ça m’a insulté de “pute”. J’étais en mode il faut que j’aille le plus vite possible. Ça m’est aussi arrivée à Lyon. Des gens qui se croient tout permis parce que t’es une meuf c’est notre quotidien. Il faut que le gens en aient conscience parce qu’on n’en parle pas non plus assez. Sinon autre expérience j’avais fait la première partie d’Eddy de Pretto à Marseille, j’avais trop hâte, mais l’auto-tune ça n’a pas plu, l’ambiance était pesante, ça me regardait fixement en mode faut que je dégage. 


S : J’sais pas si tu le sais mais Marseille et Atlanta sont jumelées, et en ce moment y’a un grosse scène rap féminine (Anycia, Karraboooh) là bas, c’est des inspis pour toi ? Tu regardes ce qu’il se fait là-bas ?


Ouais j’écoute que ça, je les aime trop, c’est complètement mes références. 


S : T’as des inspis françaises ? 


Grave, ça va être des Rounhaa, Khali, La Fève. Vraiment j’me prends de tout, aucune limites pour l’inspiration. 


S : Tu fais pas mal d’anglicismes, c’est quoi ton rapport à ça ? 


De base j’écoutais que du rap américain, et même pour moi la musicalité et très reliée à l’anglais. Je trouve la langue anglaise mélodiquement plus ouverte, ça glisse mieux. 


S : Tu conscientises le fait d’appartenir à une génération qui culturellement est plus “fluide” ?


Bien sûr, j’me dis pas forcément que j’fais de la musique française. C’est toujours complexe à expliquer quand on me pose la question, mais j’expérimente seulement. Même j’me dis pas que j’fais vraiment du rap. Vu que maintenant on a des références de partout, c’est plus difficile de définir ce qu’on fait. 


S : Avec internet y’a plus de frontières …


À fond, moi j’écoute du Billie Holiday, et après du Niska, ça n’a plus aucun sens (rires). 


A : Pour ta release party t’as fait ça en mode live band, comment t’as travaillé ça de passer d’une musique assistée par ordinateur à une musique plus organique ?


Comme je vous disais j’ai fait de la batterie pendant longtemps, j’ai grandi avec des musiciens, et ça a toujours été un goal de faire quelque chose avec un live band. Évidemment c’était compliqué à organiser mais je voulais vraiment tenter le pari. Grâce à Olaf, qui a fait le piano et le saxo sur le live, on a pu organiser ça rapidement car il s’est occupé à trouver les musiciens, et transcrire les musiques en partitions. Ensuite on avait deux, trois jours de répet’. C’était la première fois qu’on faisait ça et c’était incroyable. Je sais aussi que les gens se le sont vraiment pris. La cohésion était folle, on joue ensemble, t’as moins le droit à l’erreur, des fois on a ralongé les sons, c’est beaucoup plus vivant en fait. Du coup j’aimerais vraiment proposer ça pour la suite.


S : C’est ce qui manque en France et c’est vrai aussi que je te voyais affiliée à la génération soundcloud donc j’ai été très agréablement surpris de ce choix réussi. Mais finalement sur le dernier projet j’ai l’impression qu’on sent déjà cette dimension organique qu’a ta musique. 


Ouais moi j’kiff entendre que des vrais instruments ont été enregistrés pour faire une prod, et j’crois que c’est la prochaine étape. 


S : Ça met pas la pression que certaines et certains attendent plus de musique venant de toi ? 


Oui et non, c’est surtout excitant et motivant, surtout quand à la base tu fais ça dans ta chambre. Même quand j’avais dix auditeurs je trouvais ça dingue. Quand c’est que des chiffres on capte pas trop, mais quand ces chiffres se traduisent dans la réalité, que ça vient te voir après les concerts, c’est là que ça peut être impressionnant. Moi j’aime partager ce que je fais. Même quand je faisais des trucs nuls je partageais donc on va pas s’arrêter là. 


S : Et t’as pas la pression en tant que meuf de devoir être “la meuf”, ou celle qui éduque un peu aussi ?


J’suis pas là pour faire de la prévention. Généralement j’ai la flemme de parler de ça. J’suis nulle pour argumenter, mais déjà j’suis là donc inshallah ça va les éduquer.